Justice sous tutelle ?

Un article paru le 21 novembre sur le blog « Paroles de juges » : http://www.huyette.net

Ceux d’entre vous qui ont regardé Canal + lundi soir ont reconnu dans la première partie du titre de cet article (sans le ?)  l’intitulé du reportage diffusé  par cette chaîne.

C’est peu dire que l’émission n’a pas donné de la justice une image flatteuse. Il en ressort principalement que les juges sont formatés et soumis, que la justice n’a pas les moyens de produire un travail de qualité, enfin qu’elle a été et reste sous l’emprise du pouvoir politique.

Les journalistes ont, de mon point de vue, assez bien montré les plaies essentielles de l’institution judiciaire.

1. Des juges formatés et soumis.

Chez de nombreux jeunes magistrats, au moment d’être nommés dans le premier poste, il y a une très haute idée de la fonction, une réelle conscience des responsabilités envers les français, une grande envie de faire au mieux. Le mot « justice » renvoie à des principes fondamentaux  et nobles (libertés individuelles, droits des citoyens, procès équitable…) que les nouveaux venus ont hâte de mettre en pratique.

Mais les illusions ne durent qu’un instant. Car trop vite,  les idéaux de départ laissent la place à une sorte de pensée unique dans les attitudes, les pratiques professionnelles, le vocabulaire. De fait, si les magistrats se réunissent en assemblées générales pour parler de l’organisation du service ou de la réfection d’une salle en mauvaise état, il n’existe chez nous aucun lieu où nous pourrions comparer nos références et la réalité de terrain, surtout pour en tirer toutes les conséquences à chaque incohérence constatée entre les premières et la seconde. Un lieu où chacun pourrait tirer sur la sonnette d’alarme et arrêter le train. Non, chez nous on organise, on gère, mais on ne remet rien de fondamental en cause. Pas de débat institutionnel, pas de récrimination officielle, donc pas de problème.

Par ailleurs, comme cela a été souligné à juste titre dans le reportage, le mécanisme des promotions, toujours aussi opaque puisque personne ne sait jamais pourquoi X a été préféré à Y à tel poste de responsabilité, est là pour rendre rapidement prudent le plus fougueux des arrivants. Indirectement, par allusions, ou par mentions plus ou moins claires dans les fiches d’appréciation versées  tous les deux ans au dossier personnel de tout magistrat, les nouveaux venus apprennent vite que pour aller loin il faut ménager la monture, autrement dit qu’aller dans le sens du courant est bien plus rétributeur que tenter de le remonter.

C’est pourquoi nombreux sont les nouveaux magistrats qui adoptent progressivement les mêmes gestes, les mêmes méthodes de travail, les mêmes modes de pensée que ceux qui les ont précédé. Cela même quand ils estiment qu’il faudrait faire autrement. Et pour les plus téméraires, arrive un moment ou tenter de lutter contre des citadelles imprenables conduit presque inéluctablement au renoncement et à l’amertume.

Alors la magistrature ne fait pas de bruit. Ou parfois, mais alors un tout petit peu, timidement, presque honteusement, quand elle en a un peu plus assez que les autres jours. C’est alors que quelques robes défilent dans les couloirs, marchent dans la rue, publient des communiqués rageurs qui, la plupart du temps, n’auront d’autre effet réel que d’apaiser la colère des rédacteurs.

Pendant ce temps les plus sages, les plus à l’écoute des attentes du pouvoir, ceux qui ont bien compris que la quantité prime sur la qualité, grimpent allègrement les étapes de la hiérarchie.

Le pouvoir politique n’a donc aucune raison de s’inquiéter. Tant que la plupart des magistrats continueront à devenir les uns après les autres des professionnels dociles, rien ne sera à craindre de ce côté.

2. La production d’un travail de qualité médiocre

Comme je l’ai déjà souligné dans de précédents articles, c’est pourquoi je ne m’attarderai pas, les magistrats sont souvent désespérés de ne pouvoir mieux faire. L’obstacle principal est une charge de travail très excessive par rapport aux moyens humains et matériels disponibles. En conséquence les dossiers s’empilent sur les étagères et il faut les traiter au plus vite, ce qui veut dire en y consacrant un mimumum de temps, ce qui veut dire en multipliant le risque d’erreur. Et à chaque fin d’année on ne demande jamais aux magistrats de faire le bilan qualitatif de leur activité. Non, on leur demande de vérifier des tableaux de chiffres.

Et ce ne sont pas seulement les services judiciaires qui sont maintenus dans cet état de décrépitude. Les services éducatifs, les services pénitentiaires, certains services d’enquête ne sont pas non plus en mesure d’effectuer un travail de qualité optimale.

Cela n’empêchera jamais ceux qui, en pleine connaissance de cause, votent chaque année un budget de la justice qui ne lui permet pas de fonctionner correctement, de hurler à la première erreur commise. Les élus ne sont pas à une contradiction près.

Les magistrats produisent donc une justice de qualité minimale, bien loin de ce qu’elle pourrait être s’il leur était donné la possibilité de consacrer beaucoup plus de temps à leurs missions.

3. L’influence du pouvoir

Contrairement à ce que pensent certains français, le pouvoir politique ne surveille pas au jour le jour le travail des magistrats français, notamment des juges (ceux qui jugent, par opposition au ministère public qui oriente les dossiers, prend des réquisitions, mais ne « juge » pas).

Il n’empêche que dans des dossiers particulièrement sensibles le Ministère de la justice contrôle à la loupe le déroulement de la procédure. Les liens sont alors fréquents entre la base et le sommet, ce qui en soi n’est pas forcément choquant puisque le Parquet est hiérarchiquement dépendant du Ministère.

Mais il faut avoir en tête que même si certains ministres ont proclamé ne donner que des « instructions » écrites, par souci avancé de transparence, la réalité de terrain est bien plus subtile. Comme l’ont souligné des magistrats dans le reportage, là où on ne veut pas laisser de trace écrite on adresse téléphoniquement des « conseils », on sous-entend que telle orientation pourrait être la bienvenue, on souligne, oralement, les inconvénients de telle option. Et « on » est très souvent écouté et entendu.

Quoi qu’il en soit, bien au-delà des affaires dites sensibles, et comme je l’ai mentionné dans le premier point, le contrôle sur la magistrature s’exerce surtout, outre l’absence de lieu de débat, par le biais de la notation et de la promotion. Ce sont alors les magistrats eux-mêmes qui, hésitant la plupart du temps à affronter une hiérarchie qui dispose de bien des moyens de les remettre dans le rang, ravalent leurs rancoeurs, oublient leurs idéaux, et se fondent dans la masse.

Le pouvoir n’a de ce fait même pas à lever la voix pour éviter les débordements des magistrats. Le mode de fonctionnement de l’institution est à lui tout seul un modérateur suffisant.

Toute ceci explique également pourquoi certains magistrats, ne trouvant pas en interne une quelconque façon de faire évoluer pratiques et mentalités, tentent un peu désespérément de faire passer quelques idées dans des livres, des journaux, à la radio ou la télévision, ou… dans des blogs.

Mais là encore, on constate que nombreux sont les magistrats qui, dans certains blogs, ont choisi de s’exprimer par le biais de pseudos, en taisant leur véritable nom. Personne ne leur a demandé d’agir ainsi. La crainte et l’auto-censure fonctionnent à plein et suffisent. En tout cas la démarche à elle seule résume bien l’état interne de l’institution.

Tout en n’ayant pas vraiment la possibilité de vous démontrer que ce que vous avez vu dans ce reportage n’est pas du tout conforme à la réalité, et en le regrettement amèrement, je reste pour partie insatisfait du travail journalistique réalisé.

En effet,  si le film a bien montré certaines des plaies de l’institution judiciaire, il ne peut pas être considéré comme en étant un miroir totalement fidèle.

D’abord parce que les situations matérielles sont variables d’une juridiction à l’autre. Si la pression du chiffre réduit les marges de manoeuvre un peu partout, il n’en reste pas moins que dans certains services de certaines juridictions les magistrats peuvent (pour combien de temps ?) exercer leurs fonctions dans des conditions matérielles relativement correctes.

Ensuite et surtout parce que dans la magistrature on croise des magistrats de très grande qualité. Et ils sont nombreux. Et le fait qu’ils soient dans l’incapacité d’utiliser complètement leurs compétences ne change rien à l’existence de celles-ci.

Mais voilà. Les conditions matérielles de travail, le statut interne, la pression quotidienne pour la quantité au détriment de la qualité, forment un étau tellement serré qu’aucune modification ne pourra jamais venir des magistrats eux-mêmes.

Et quand on sait la crainte des pouvoirs politiques envers la justice, quand on a bien compris que jamais aucun pouvoir n’a souhaité une justice forte susceptible de démasquer ses turpitudes et d’être un véritable contre-pouvoir, on se dit que ce n’est pas demain que les français bénéficieront de la justice à laquelle, pourtant, ils ont droit.

Lien direct vers l’article de Michel Huyette

Leave a Reply

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.